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Entretien avec Le Monde

Entretien accordé par Yves Mersch, membre du directoire de la BCE, à Marie Charrel et Eric Albert

28 November 2020

Quel regard portez-vous sur l’euro aujourd'hui par rapport aux espoirs que vous nourrissiez lorsque vous avez négocié Maastricht ?

À l’époque, c’était un saut dans l’inconnu. Les marchés financiers internationaux étaient sceptiques. Et on ne savait pas si cette monnaie serait acceptée par les citoyens. Aujourd’hui, je suis très satisfait du résultat. D’abord, c’est une monnaie plébiscitée par plus de 75 % des Européens. Même les partis politiques les plus eurosceptiques se sont ravisés, car les citoyens ne veulent pas se défaire de cet acquis.

C’est ensuite une monnaie appréciée par les entreprises et recherchée par les marchés financiers. Il y a quelques années encore, il y avait des inquiétudes quant à une possible désintégration de la zone euro. La réaction politique à la crise et l’action de la Banque centrale européenne ont éteint ces inquiétudes. Aujourd’hui, les écarts de taux entre les pays, entre les entreprises de ces pays, ont été rabotés. Il y a une demande accrue pour des actifs en euros de la part des investisseurs internationaux, même si la profondeur de nos marchés financiers n’a pas atteint celle d’autres juridictions, comme celle des États-Unis par exemple.

Le scepticisme à l’égard de l’euro demeure. La défiance exprimée à l’égard de l’union monétaire en Italie, au début de la pandémie, ou encore en Grèce, pendant la crise de 2012-2015, ne vous inquiète-t-elle pas ?

Il est toujours plus facile de blâmer l’Europe pour ce qui va mal et d’attribuer les succès à la politique nationale, et cela peut nourrir la défiance. Malgré tout, le soutien populaire à l’euro est fort - dans certains États membres, il frôle même les 90 %. N’oublions pas les transferts permanents au sein de l’UE, des pays les plus avancés vers les moins avancés. Si ces derniers étaient en dehors de la zone euro, leur dette ne serait certainement pas financée à des taux aussi bas. En sortir ferait augmenter le service de la dette par le biais des taux et des dévaluations, et ce serait autant d’argent en moins alloué à l’investissement, la recherche, l’éducation… On peut au passage se demander si, en quittant la monnaie unique et l’UE, les plus jeunes États resteraient des États unitaires.

L’euro a tout de même traversé une crise majeure entre 2010 et 2015, qui a provoqué une vaste casse sociale…

Le compromis initial était que nous aurions une monnaie unique, mais que les politiques budgétaires, économiques et structurelles resteraient nationales. Nous étions conscients qu’il s’agissait d’une source de tensions, qui persistent encore aujourd’hui.

Mais nous avons appris de la dernière crise financière. La réaction à la pandémie a été une coordination de facto beaucoup plus étroite entre la politique monétaire et les politiques budgétaires nationales. Et le pacte de stabilité (imposant une limite de déficit à 3 % du PIB) a même été suspendu temporairement.

L’UE s’est aussi mise d’accord sur un plan de relance commun de 750 milliards d’euros, dont la finalisation est en cours de négociation. Vit-elle un moment « hamiltonien », c’est-à-dire un pas vers le fédéralisme ?

C’est une avancée très importante. L’Europe a fait la preuve qu’elle était toujours capable de déployer son capital politique en faveur d’une réponse solidaire. L’effet de confiance sur les investisseurs non européens a été considérable. Toutefois, ce plan de relance européen ne se veut qu’un outil temporaire, limité à la réponse à la pandémie. Dire que cela marque le début des « États-Unis d’Europe » est un peu hardi. La situation est très différente de celle qui vit Alexander Hamilton œuvrer pour le fédéralisme américain (au XVIIIe siècle), après une guerre civile, à un moment où les intérêts financiers à consolider la dette du Sud, financée par le Nord, étaient très forts.

Depuis la crise de 2008, l’Europe n'a-t-elle pas décroché, économiquement, par rapport aux États-Unis?

Ce décrochage n’est pas insurmontable. Il s’explique par des facteurs structurels. Il y a des tendances lourdes comme l'évolution démographique, plus dynamique outre-Atlantique, qui expliquent la différence du PIB par tête. Ensuite, le poids du financement de l’économie par les banques en Europe. Lorsqu’une crise bancaire survient dans un secteur affaibli, elle affecte toute l’économie, et la reprise est alors plus longue. Nous en avons tiré les leçons en créant l’union bancaire et en insistant sur la nécessité d’une union des marchés de capitaux. Par ailleurs, les politiques budgétaires européennes ont été excessivement pro-cycliques. Résultat aujourd’hui : les pays qui ont constitué des réserves sont beaucoup plus à l'aise pour financer la crise liée à la pandémie, tandis que les plus endettés savent qu'il y a une certaine limite à leur action..

Il y a également la question de l’endettement privé. Au départ, il était plus élevé aux États-Unis, mais le désendettement a été beaucoup plus rapide qu'en Europe. Enfin, l’Europe a besoin de réformes structurelles au niveau national. Les recommandations sont bien là, mais elles ne sont pas suivies d’effets. Même chose pour le pacte de stabilité : les règles ne sont pas respectées. J’y vois un défaut de gouvernance majeur, auquel il faudra remédier. Pour devenir maitre de son sort, et rivaliser avec les États-Unis, l’Europe devra résoudre ses déficiences structurelles.

Depuis son origine, la zone euro est une construction inachevée, qui se complète lentement, et seulement en période de crise. Pourquoi ?

Le décalage des cycles économiques, financiers et politiques, qui ne sont jamais alignés dans les différents pays, ralentit les avancées. Cela rend difficile la construction européenne, qui n’accélère que pendant les crises, comme le soulignait Jean Monnet. Mais lorsque l’on a pris l’habitude de ce fonctionnement pendant trente ans, cela devient une seconde peau !

Ces lenteurs et cette complexité sont difficilement évitables lorsqu’on entreprend un projet aussi pharaonique que l’Union européenne en temps de paix. Des constructions similaires dans d’autres pays ont souvent résulté de guerres civiles.

À terme, faudra-t-il changer les traités européens ?

On peut déjà faire d’importantes réformes sans changement de traité : créer l’union des marchés de capitaux indispensable à nos yeux ou achever l’union bancaire. Dans d’autres domaines, ce sera plus compliqué. Ainsi, transférer certaines compétences jusqu'à présent restées nationales, comme la compétence budgétaire, ou la fiscalité - toujours soumise à la règle de l’unanimité -, sera très difficile à faire sans transférer une partie de la représentation démocratique nationale - la souveraineté - au niveau européen. L’émission commune de dette européenne est une avancée importante, mais nous sommes loin d’une capacité budgétaire commune ou d’un budget européen digne de ce nom. Actuellement, le Parlement européen est surtout chargé des dépenses, mais très peu des recettes : le système est donc imparfait. Lors des discussions qui ont précédé le traité de Maastricht, nous étions convaincus que la monnaie unique allait accélérer l’intégration européenne. Nous avions espoir que les marchés pousseraient dans cette direction. Mais, sur ce sujet, ils ont été pour le moins… sous-réactifs.

Beaucoup proposent aujourd’hui de réviser au moins le pacte de stabilité - la cible de 3 % du PIB pour le déficit et de 60 % pour la dette -, que plus aucun État n’est en mesure de respecter. Faut-il revoir ces règles de Maastricht ? Si oui, comment ?

Moins on a respecté ces règles, plus on les a rendues compliquées et confuses pour les citoyens, ce qui n’est pas très démocratique… Ensuite, il est vrai que ces règles reflètent la réalité des années 1990, où l’inflation et la croissance tournaient autour de 2 %. On peut simplifier et revoir ces règles, afin de prendre en compte la mondialisation, les effets de la démographie, la baisse du taux d’intérêt d’équilibre. Mais notons également qu’il y a déjà un débat en Allemagne pour ramener le déficit sous les 3 % dès 2022 ou 2023… Le respect des règles, au fond, n’a rien à voir avec l’économie. Il relève de la science politique et du droit. Abolir les règles de Maastricht n’améliorera pas le fonctionnement de nos économies. Pour cela, il faut améliorer notre capacité de croissance, donc faire les réformes structurelles.

En voulant respecter à tout prix ces règles budgétaires, ne risque-t-on pas de commettre la même erreur qu’en 2010, à savoir renouer trop tôt avec l’austérité ?

Rendre la dépense publique plus efficace, ce n’est pas de l’austérité. Les mesures temporaires de soutien budgétaire ne sont pas soutenables s’il n’y a pas de reprise de l’activité. À l’origine, le pacte de stabilité imposait d’ailleurs des budgets à l’équilibre. Est-ce une mauvaise chose ? Nous devons apporter une réponse commune à cette question. Si la normalité est d’avoir un déficit à 5 % du PIB, cela exige de trouver, pour le financer, des investisseurs nationaux, mais aussi internationaux. Or ces derniers apprécient des politiques prévisibles, solides, soutenables à long terme. Nous bénéficions d’une monnaie stable, à laquelle les citoyens sont attachés ; il ne faudrait pas la miner par une politique budgétaire insoutenable.

À quelles évolutions souhaiteriez-vous assister au sein de l’UE, ces prochaines années ?

Structurellement, il est essentiel de poursuivre l’effort en matière d’éducation et de recherche, déterminant pour notre avenir. Mais aussi d’apporter une réponse plus concrète aux sujets de préoccupation majeurs de nos concitoyens. Quelles réponses l’Europe donne-t-elle sur la sécurité intérieure ou extérieure ? Et sur la santé ? Est-on convaincu que la réponse à la pandémie doit être purement nationale, de même que la réponse au terrorisme ? Le problème est qu’on ne peut pas le faire au niveau européen, dans le cadre des traités actuels.

Vous avez participé à plus de 500 réunions du Conseil des gouverneurs. Quels regrets et succès en retenez-vous ?

Avant d’être à la BCE, j’ai également assisté à plusieurs centaines de conseils Ecofin, à une centaine de conseils européens. J’ai l’Europe dans la peau, et je dois quelquefois m’en excuser… Les succès ne sont jamais personnels, toujours collectifs. À la BCE, institution jeune, nous avons toujours privilégié la décision par consensus, sur un mode fédéral. C’est très efficace. Et cela permet de surmonter le fonctionnement trop souvent intergouvernemental de la prise de décision en Europe.

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