- INTERVIEW
Interview accordée au quotidien Les Échos
Interview de Philip R. Lane, membre du directoire de la BCE, menée par Guillaume Benoit le 19 novembre 2024
25 novembre 2024
Le futur président des États-Unis, Donald Trump, a été élu sur un programme très protectionniste. Quelles peuvent être les conséquences pour l’économie mondiale et particulièrement pour l’économie européenne ?
En ce moment, l’économie américaine connaît une croissance favorable. La productivité en Amérique augmente, aussi, peut-être en grande partie, grâce à l’adoption de l’intelligence artificielle et d’autres nouvelles technologies.
Dans ce contexte, nous devrons examiner comment la situation évoluera sous la future administration américaine. Prenez la déréglementation, par exemple. Accélérera-t-elle l’activité d’investissement aux États-Unis ? Est-ce qu’une forte baisse des impôts des sociétés et des personnes augmentera la demande dans l’économie ? Un recul de l’immigration voire un renversement des flux migratoires causeront-ils un ralentissement de l’économie européenne ? Y aura-t-il des politiques commerciales défavorables aux importations en provenance de la zone euro ?
L’effet net de toutes ces politiques sur l’économie américaine résultera de forces allant dans les deux sens, mais l’effet net du protectionnisme sur l’économie mondiale serait clairement négatif. Le plus important, c’est que toute augmentation du protectionnisme est néfaste pour l’économie mondiale.
Comment la zone euro sera-t-elle affectée ?
L’ampleur du problème dépend vraiment du niveau de protectionnisme et de la rapidité de son application. Si l’augmentation des droits de douane est rapide et universelle, les entreprises européennes auront peu de temps pour s’y préparer et le risque d’une perturbation importante sera très élevé.
Si le protectionnisme reste partiel, c’est-à-dire qu’il ne pèserait que sur certains produits, et s’il n’est mis en œuvre que lentement, cela créera tout de même beaucoup d’incertitudes. Cela pourrait décourager les investissements en Europe et rendre les consommateurs réticents à dépenser.
Les effets inflationnistes de la politique voulue par Donald Trump risquent de pousser la Réserve fédérale américaine à ralentir ses baisses de taux. Cela pourrait-il affecter la marge de manœuvre de la BCE, notamment si cela fait encore chuter l’euro face au dollar ?
La zone euro est une économie de taille continentale. Les échanges commerciaux sont importants, mais nous échangeons avec le monde entier, pas uniquement les États-Unis. Nous fixerons les taux d’intérêt pour l’Europe afin de garantir le maintien de la stabilité des prix en Europe. Le taux de change est un facteur, parmi d’autres, qui ne doit pas être pris en compte en dehors d’une analyse complète. Le taux de change de l’euro par rapport au dollar reflétera les écarts de croissance et d’inflation entre l’Europe et les États-Unis.
Nous allons examiner le niveau global de la demande dans l’économie européenne, les pressions sur les prix intérieurs et celles provenant, par exemple, des importations en provenance de Chine. Et nous examinerons bien sûr celles émanant du taux euro-dollar et de l’économie américaine.
Mais cela ne risque-t-il pas de faire repartir l’inflation en zone euro ?
Si l’économie mondiale est plus protectionniste, cela aura un effet négatif sur le taux de croissance de l’économie européenne et cela diminuerait probablement les pressions inflationnistes. D’un autre côté, s’il y a beaucoup de protectionnisme, les prix à l’importation seront peut-être plus élevés. Nous devrons donc trouver un équilibre dans notre analyse entre une pression extérieure sur l’inflation - peut-être plus forte de la part des États-Unis, mais peut-être moins forte de la part de la Chine - et une pression intérieure sur l’inflation peut-être moins forte.
Pensez-vous que des obligations émises par l’Union européenne pourraient être les actifs sûrs pour la zone euro que tout le monde réclame depuis des années ?
Si les États membres se mettent d’accord sur une capacité budgétaire commune, l’un de ses avantages serait en effet que les obligations de l’Union européenne, si elles sont disponibles sur une base plus durable et affichent une plus grande liquidité, pourraient constituer un actif sûr important. Mais je pense qu’il ne faut pas prétendre que l’Europe va se tourner vers un modèle aussi fédéraliste que les États-Unis.
Ce que nous voulons, c’est un mélange d’obligations de l’Union européenne, mais aussi d’obligations nationales de la plus haute qualité possible. Cela nous ramène à nous assurer que le cadre budgétaire est mis en œuvre et que nos concitoyens ne s’inquiètent pas de la viabilité de la dette en Europe.
La différence de taux et le différentiel de croissance entre la zone euro et les États-Unis ne risquent-ils pas d’entraîner une fuite de capitaux européens vers l’autre côté de l’Atlantique ?
Si les entreprises américaines ont une meilleure rentabilité, une meilleure dynamique que les entreprises européennes, alors les investisseurs européens investiront davantage dans les entreprises américaines. Cela étant, il y a une autre raison de l’attractivité du marché de capitaux américain : il est bien plus grand que le marché des capitaux européen. Il ne s’agit donc pas d’interdire les investissements à l’étranger. Il s’agit plutôt d’encourager les investissements européens.
L’Europe devrait s’assurer qu’il n’y a pas d’obstacles au soutien des entreprises européennes. C’est ce que l’on appelle l’union des marchés de capitaux. De nombreuses propositions dans ce sens figurent dans les rapports récents de Mario Draghi et d’Enrico Letta. À la BCE, nous partageons ce diagnostic et nous préconisons de considérer l’Europe comme une économie unique, un système financier unique.
L’inflation en zone euro a légèrement remonté en octobre, mais elle reste au niveau de l’objectif de la BCE, qui est de 2 %. La bataille est-elle gagnée ?
L’inflation a atteint un pic à l’automne 2022. L’objectif de la politique monétaire a été en grande partie de ramener l’inflation de 10 % à 2 %. Ce processus a été raisonnablement bien géré. Mais tout n’est pas fait, car la hausse des prix des services doit encore ralentir. Le plus important pour nous aujourd’hui est de parvenir à ce que l’inflation s’établisse à 2 % de manière durable. Pour l’instant, l’inflation est proche de cet objectif, mais cela reflète essentiellement une combinaison d’une baisse des prix de l’énergie et d’une l’inflation dans les services qui reste élevée. Au cours de l’année prochaine, nous devons constater une sorte de rééquilibrage, c’est-à-dire une baisse de l’inflation dans les services qui nous permette d’atteindre notre objectif, même si les prix de l’énergie, des denrées alimentaires et des biens subissent des pressions à la hausse. Il y a encore une certaine distance à parcourir en matière d’ajustement pour que l’inflation revienne au niveau souhaité de façon plus durable.
Voyez-vous encore des risques à la hausse pour l’inflation ?
Nous sommes confrontés à de nombreuses incertitudes, qu’il s’agisse des Etats-Unis, des tensions géopolitiques au Moyen-Orient ou de la stratégie industrielle de la Chine. Certaines d’entre elles pourraient pousser l’inflation à la baisse, mais nous devons également être conscients des risques à la hausse. Nous verrons comment le monde évoluera dans les mois à venir. Notre politique monétaire doit répondre aux risques à la baisse comme aux risques à la hausse.
Le concept de neutralité des taux [qui ne ralentissent ni n’accélèrent l’économie, NDLR] est intéressant, mais je me demande si, l’année prochaine, le monde, lui, sera neutre, c’est-à-dire sans choc majeur. Notre préoccupation est de ramener l’inflation à notre objectif de 2 % de façon durable.
Néanmoins, pensez-vous qu’il pourrait être utile d’aller plus vite dans la réduction des taux ?
Nous avons été clairs sur le fait que nous procédions réunion par réunion, et nous n’avons pas donné d’indications spécifiques sur la trajectoire future des taux. Nous aurons de nouvelles projections macroéconomiques en décembre. Nous tiendrons compte de l’évolution de l’inflation mais aussi des risques à la hausse et à la baisse. Ce que je peux dire, c’est qu’au long de l’année 2023, on craignait encore qu’il soit difficile de revenir très rapidement à un taux d’inflation de 2 % après avoir atteint un pic de 10 %. Je pense qu’il y a probablement moins d’inquiétude à ce sujet aujourd’hui qu’il y a un an.
En ce qui concerne la situation de l’Europe, l’économie de la zone euro est plutôt atone en ce moment. Y a-t-il des raisons d’espérer une amélioration ?
Nous sommes en phase de reprise conjoncturelle. Cela ressort aussi des prévisions de la commission européenne publiées la semaine dernière. Cette année, nous voyons les revenus des ménages s’améliorer avec, dans plusieurs pays, des salaires qui ont augmenté plus rapidement que l’inflation. Il peut y avoir certains décalages, qui expliquent que les effets n’ont pas été très forts jusqu’à présent. Mais il y a de bonnes raisons de croire que la consommation augmentera plus fortement l’année prochaine et en 2026. Avec la baisse des taux d’intérêt, le secteur de la construction, par exemple, devrait se redresser. Mais pour transformer une reprise modeste en une économie vraiment forte, des réformes menant à l’intégration de l’économie européenne sont indispensables, comme le préconise Mario Draghi dans son rapport.
Combien de temps faudra-t-il pour que les effets des hausses de taux sur l’économie disparaissent ?
Nous avons mené une hausse des taux très importante et rapide qui s’est terminée en septembre 2023. Ensuite, nous avons eu neuf mois pendant lesquels nous sommes restés à un taux de dépôt de 4 %. Mais dès l’automne dernier, tout le monde a pu constater que le profil de l’inflation s’améliorait et qu’avec le temps, la BCE commencerait à réduire les taux d’intérêt élevés. Donc, à partir de ce moment et avant même la première baisse en juin 2024, une partie du caractère restrictif de notre politique monétaire a disparu du marché. Cela étant, les relèvements très rapides de nos taux ont encore ralenti le secteur de l’immobilier résidentiel cette année, de même que l’investissement, et ont encouragé les particuliers à économiser davantage, plutôt qu’à consommer. Le caractère restrictif reste donc présent, selon moi.
Nous ne nous engageons pas à l’avance quant à un rythme de baisse précis mais, nous devrons progressivement réduire nos taux. La politique monétaire ne devrait pas rester restrictive pendant trop longtemps. Sinon, l’économie ne se développera pas suffisamment et l’inflation tombera, je crois, en dessous de l’objectif.
Quand pensez-vous que cet équilibre entre croissance et inflation sera atteint ? Dès l’année prochaine ?
Si on laisse de côté tout nouveau risque provenant de la géopolitique ou des politiques menées ailleurs, et en se concentrant sur la dynamique interne de l’économie de la zone euro, une grande partie de la dernière étape pour ramener l’inflation durablement à l’objectif de 2% sera réalisée l’année prochaine. Je pense donc que l’année prochaine sera l’année où, en l’absence de nouveaux chocs, cet équilibre pourra être atteint, une politique restrictive n’étant donc plus nécessaire.
Le marché obligataire a connu plusieurs mouvements de volatilité et d’écartement des taux entre différents États européens. Faut-il craindre un nouveau risque de fragmentation de la zone euro ?
Il est très important de faire la différence entre l’ajustement ordonné des spreads (écarts de taux, NDLR), qui reflète essentiellement l’évolution des fondamentaux comme l’ampleur de la dette publique, les perspectives de croissance pour les différentes économies, etc., et la fragmentation où se crée une sorte de spirale avec des situations autoréalisatrices qui dissuadent les investisseurs d’acheter telle ou telle dette. Actuellement, ce n’est pas ce que nous voyons.
Le cadre budgétaire européen contient des recommandations et prévoit un ajustement budgétaire progressif, sur plusieurs années. Tous les gouvernements européens, quel que soit le système politique, doivent respecter ce cadre.
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