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Christine Lagarde
The President of the European Central Bank
  • DISCOURS

La politique de la concurrence dans un monde en mutation

Discours de Christine Lagarde, présidente de la BCE, à l’occasion du 15e anniversaire de l’Autorité de la concurrence

Paris, 5 novembre 2024

C’est un grand plaisir pour moi de vous retrouver aujourd’hui pour célébrer le 15e anniversaire de l’Autorité de la concurrence.

La politique de la concurrence en Europe a toujours rempli un rôle important dans le fonctionnement de notre Union économique et monétaire. Son principal objectif est de préserver la concurrence au sein des États membres et du marché unique.

Cet objectif a parfois été remis en question par certains dirigeants politiques qui le considéraient comme un obstacle à la création de champions nationaux dans certains secteurs.

Cette contradiction apparente est aujourd’hui aggravée par les bouleversements du paysage économique et politique mondial.

Les nouvelles technologies transforment les marchés, de nouveaux concurrents apparaissent à l’échelle mondiale et les gouvernements sont confrontés à de nouvelles priorités, y compris des appels plus pressants en faveur des aides d’État et de politiques industrielles fortes.

Ces évolutions font dire à d’aucuns que le compromis supposé entre concurrence et compétitivité s’accentue, dans le sens où la politique de la concurrence limiterait la capacité des entreprises de l’UE à concurrencer des rivaux internationaux de plus grande taille, souvent soutenus par leur État.

De mon point de vue, un tel compromis n’est pas nécessaire. Nous devons éviter d’aller vers l’avenir à reculons.

Si elle adopte une approche prudente, l’Europe peut préserver les avantages de la concurrence tout en s’adaptant au monde en mutation auquel elle fait face.

Je voudrais donc rappeler ici pourquoi la concurrence est impérative pour nos économies et évoquer les nouveaux défis auxquels la politique de la concurrence doit répondre.

Je mentionnerai ensuite trois principes-clés pour nous aider à naviguer dans cet environnement sans sacrifier notre cadre concurrentiel, à savoir la cohérence, la complémentarité et les compétences.

Les avantages d’un cadre de concurrence solide

Il existe de bonnes raisons de mettre en œuvre une politique de la concurrence solide. Permettez-moi d’en évoquer brièvement trois.

Premièrement, la concurrence a des effets positifs sur la croissance.

Elle conduit à une meilleure allocation des ressources vers les entreprises les plus productives, à une gestion plus efficace des entreprises et à plus d’innovation et d’investissements.

Une étude récente de la Commission européenne fait clairement apparaître une plus forte croissance de la productivité dans les secteurs les plus concurrentiels, une concurrence plus faible ayant, au contraire, un effet inverse[1].

Deuxièmement, la concurrence permet de maintenir les pressions à la baisse sur les prix et réduit leur volatilité[2].

Non seulement elle empêche les entreprises de pratiquer des marges bénéficiaires excessives, mais elle fait également en sorte que celles-ci retrouvent rapidement un niveau de production optimal après des chocs sur les coûts, ce qui contribue à préserver un niveau d’inflation modéré.

En France, par exemple, les produits soumis à la concurrence en ligne ont subi une inflation plus faible entre 2009 et 2018[3]. L’écart d’inflation entre un panier de produits vendus uniquement en supermarché et les mêmes produits vendus aussi en ligne était de 2 points de pourcentage.

Troisièmement, la concurrence rend l’économie plus sensible aux taux d’intérêt, ce qui favorise le rôle macroéconomique joué par la banque centrale et facilite la transmission de la politique monétaire.

Quand les marchés sont concurrentiels, les bénéfices et les réserves de trésorerie des entreprises sont généralement plus réduits, en raison de la nécessité d'optimiser leurs stratégies de prix. Ceci réduit leurs capacités internes de financer leurs investissements et les contraint à chercher des sources de financement externe. Cette exposition au financement externe les rend donc plus sensibles aux variations des taux d’intérêt directeurs.

Selon les travaux de la BCE, plus la concentration du marché sur lequel les entreprises opèrent est faible, plus l’incidence des changements de politique monétaire sur elles est forte[4]. À l’inverse, une concentration du pouvoir de marché réduit la réactivité de l’économie aux variations des taux d’intérêt.

Dès lors, dans la mesure où a) la concurrence consolide la productivité, b) réduit l’inflation et c) renforce la transmission de la politique monétaire, il n’est pas surprenant que la BCE ait toujours soutenu un cadre de concurrence robuste.

Depuis l’introduction de l’euro, l’approche de la concurrence fait l’objet d’un consensus assez stable en Europe. Elle s’articule autour de la mise en œuvre du marché unique, de l’application rigoureuse des règles relatives aux pratiques de nature à renforcer la concurrence et d’une vision stricte concernant les aides d’État. Cette approche a globalement été une réussite.

L’intégration au sein du marché unique n’a pas empêché l’augmentation des marges en Europe, qui sont toutefois restées nettement inférieures aux niveaux observés aux États-Unis[5].

Si des cas de concentration de marché extrême ont été notés aux États-Unis, soit en termes d’entreprises, soit en termes de secteur d’activité, cela est resté beaucoup moins vrai en Europe[6].

De plus, les aides d’État sont restées sous contrôle et ne se sont élevées, en moyenne, qu’à 0,7 % du PIB de l’UE chaque année entre 2000 et 2019[7].

Dans l’ensemble, le système de compétence partagée entre la Commission européenne et les autorités nationales, joignant leurs forces en vue de l’application du droit de l’Union, a été efficace. En fait, 90 % de toutes les décisions prises dans le domaine de la concurrence en vertu du droit de l’Union émanent des autorités nationales.

Les nouveaux défis pour la politique de la concurrence

Mais ces derniers temps, nous assistons à une accentuation des tensions entre les dimensions interne et externe de la concurrence.

Face aux géants de la tech aux États-Unis et à l’impressionnante capacité de production de la Chine, la question est de savoir si l’Europe doit modifier sa politique de la concurrence pour défendre ses intérêts dans le monde.

Dans certains secteurs, comme les télécommunications, des propositions visant à redéfinir le marché ont été avancées afin de permettre aux grands acteurs européens d’investir davantage et de faire jeu égal avec leurs concurrents internationaux[8].

Dans d’autres domaines, comme la technologie, la Commission européenne est encouragée à accorder une plus grande attention aux « critères d’innovation » lors de l’examen des fusions visant à faciliter d’importants investissements.

Et dans les secteurs de la défense et de l’espace, par exemple, certains appellent à donner plus de poids aux « critères de résilience », car la dépendance géopolitique constitue un enjeu majeur[9].

Ces évolutions se traduisent également par une nouvelle attitude à l’égard de la politique industrielle et des aides d’État.

En 2022, près de 1,5 % du PIB de l’UE a été consacré aux aides d’État, soit plus du double de la moyenne d’avant la pandémie, dont 65 % dans les trois plus grands pays de l’UE[10]. La majeure partie de ces aides était liée à la pandémie et à la crise énergétique. Mais on observe également une tendance nette des pouvoirs publics à davantage financer les secteurs « stratégiques » tels que ceux produisant par exemple des semi-conducteurs et des batteries.

Nous ne pouvons pas rester passifs et espérer que la nécessité d’opérer ces changements disparaisse. Nous sommes confrontés à un nouveau paysage mondial.

Mais nous devons également affirmer clairement que si nous dépensons plus d’énergie à nous défendre contre la concurrence extérieure qu’à protéger la concurrence intérieure, nous serons contraints de sacrifier d’autres objectifs qui nous importent aujourd’hui.

Il est maintenant largement admis que l’Europe doit rattraper son retard en termes de croissance de la productivité et que l’une des principales causes de cette faiblesse tient au caractère statique de notre structure industrielle. Contrairement aux États-Unis, ce sont les mêmes entreprises de la « moyenne technologie » qui concentrent les dépenses de R&D d’année en année, et trop peu d’entreprises innovantes se démarquent dans les secteurs de haute technologie[11]. Il existe également un large consensus pour dire que le meilleur moyen de faciliter le développement des jeunes entreprises est d’achever le marché unique.

Accorder davantage d’aides d’État ou permettre une plus grande consolidation industrielle pourrait sembler attrayant pour protéger la position concurrentielle des entreprises historiques. Mais si le prix à payer est la fragmentation du marché unique ou de nouvelles barrières à l’entrée pour les jeunes entreprises, nous finirons par perdre plus que nous ne gagnerons.

Le principal défi pour l’Europe est donc de construire un cadre grâce auquel nous pourrons atteindre les nouveaux objectifs des pouvoirs publics sans sacrifier les avantages de la concurrence.

Principes-clés pour aller de l’avant

De mon point de vue, tout dépendra essentiellement des trois principes-clés que sont la cohérence, la complémentarité et la compétence.

Premièrement, nous devons faire preuve de cohérence dans la manière dont nous évaluons la concurrence et apportons des aides d’État.

Une tendance actuelle malheureuse est la fragmentation du droit de la concurrence entre les différents droits nationaux, en particulier sur les nouveaux marchés, numériques par exemple. Certains pays tentent d’appliquer leur propre législation aux grandes entreprises numériques, ou d’ajouter des règles nationales à la réglementation de l’UE.

L’unicité du droit européen de la concurrence étant ce qui maintient ensemble notre cadre de concurrence, il importe de juguler cette tendance afin de préserver des conditions équitables.

De même, si nous sommes à la veille d’accorder, de façon systématique, davantage d’aides de l’État aux entreprises, il nous faudra le faire autant que possible dans une logique européenne.

Le niveau d’action optimal est le budget de l’UE et, à cet égard, je juge encourageante l’intention de la Commission de recentrer le prochain cadre financier pluriannuel sur la compétitivité, ainsi que de simplifier l’accès aux financements de l’UE. Mais j’en reconnais également les limites. Nous devons réfléchir attentivement à la manière dont nous pouvons intégrer les principes européens dans nos politiques en matière d’aides d’État, alors que celles-ci restent largement une compétence nationale.

Deuxièmement, les politiques industrielle et de la concurrence doivent être considérées comme complémentaires plutôt que substituables.

La politique de la concurrence n’implique aucun compromis avec la politique industrielle si les autorités de la concurrence tiennent compte de l’innovation, de la résilience et de la durabilité dans leurs décisions, ce qu’elles peuvent déjà faire dans le cadre des règles existantes de l’UE.

Et du point de vue de la politique industrielle, les interventions peuvent être conçues de manière à cibler l’innovation de façon proconcurrentielle, sans protéger les champions nationaux ni « choisir les bénéficiaires[12] ».

Comme l’ont récemment fait valoir Philippe Aghion, Jean Tirole et Mathias Dewatripont, les vaccins à ARN messager mis sur le marché pendant la pandémie sont un bon exemple de la manière dont cette approche peut fonctionner[13].

Lorsque la COVID-19 est apparue, aux États-Unis, la Biomedical Advanced Research and Development Authority a concentré son financement sur trois technologies, avec deux projets par technologie. Les autorités ne prétendaient pas savoir quelles technologies seraient efficaces et n’ont pas désavantagé les nouveaux entrants.

Si les six projets ont été approuvés, les deux principales sociétés gagnantes, l’Américaine Moderna et l’Allemande BioNTech, étaient en réalité de petites start-up de biotechnologie. Cette expérience peut servir de modèle à l’Europe pour combiner objectifs gouvernementaux d’un côté, innovation et concurrence de l’autre.

Le troisième principe est celui de la compétence, qui implique à la fois d’attribuer les responsabilités de manière appropriée et de s’appuyer sur la meilleure expertise disponible.

En particulier, les autorités de la concurrence doivent rester aux commandes pour déterminer le niveau adéquat de concentration sur différents types de marchés.

Dans certaines circonstances, il peut être justifié d’autoriser une consolidation pour atteindre des objectifs politiques plus larges. Par exemple, les économistes tenant de la théorie schumpétérienne ont suggéré que, pour promouvoir l’innovation, il existe un niveau intermédiaire et optimal de concurrence qui met en équilibre un certain pouvoir de marché – créer un excédent pour que les entreprises puissent investir dans la recherche-développement – et la concurrence afin de faire de la place aux nouveaux entrants[14].

Mais il est difficile de juger où se situent les différents secteurs sur cette courbe. Les études menées sur l’incidence des fusions sur l’activité d’innovation donnent des résultats contradictoires, qui sont déterminés par des facteurs tels que les différences de structure de marché et la réduction du nombre de concurrents[15].

Une analyse minutieuse cas par cas menée par des experts sera donc essentielle. La politique de concurrence est un domaine dans lequel les juristes et les économistes devront interagir étroitement.

Conclusion

Sur cette note d’espoir, je voudrais à présent conclure mon propos.

La politique de la concurrence entre dans une nouvelle phase où forces internes et externes agissent dans des directions opposées. S’il en résultait une diminution de la concurrence, l’Europe en pâtirait. Mais je pense que nous pouvons suivre une voie qui nous permettra d’atteindre nos objectifs plus larges d’une manière favorable à la concurrence.

Nous ne pourrons prendre cette voie que si nous refusons les faux compromis et si les autorités de la concurrence demeurent au cœur de ces enjeux.

Comme l’a déclaré Frédéric Bastiat, « Détruire la concurrence, c’est tuer l’intelligence ». Heureusement, l’Autorité sera là, pendant de nombreuses années encore, pour nous forcer à rester vigilants.

  1. Commission européenne, « Protecting competition in a changing world: Evidence on the evolution of competition in the EU during the past 25 years » (protéger la concurrence dans un monde en mutation : données sur l’évolution de la concurrence dans l’UE au cours des 25 dernières années), 2024.

  2. Cf. notamment Przybyla, M. et Roma, M., « Does product market competition reduce inflation? Evidence from EU countries and sectors » (la concurrence sur le marché des biens et des services réduit-elle l’inflation ? Données provenant des pays de l’UE et sectorielles), ECB Working Paper, no 453, BCE, mars 2005 ; et Andrews, D., Gal, P. et Witheridge, W., « A genie in a bottle? Globalisation, competition and inflation » (un génie dans sa lampe ? Mondialisation, concurrrence et inflation), document de travail du département des affaires économiques de l’OCDE, no°1462, OCDE, mars 2018. Toutefois, d’autres études concluent qu’une plus grande concentration de marché, telle que mesurée par les marges bénéficiaires, réduit la cyclicalité de l’inflation. Cf. Miros, K., Osbat, C., Reinelt, T. et Vansteenkiste, I., « Markups and inflation cyclicality in the euro area » (marges bénéficiaires et cyclicalité de l’inflation dans la zone euro), ECB Working Paper, no°2617, novembre 2021.

  3. Dedola, L., Ehrmann, M., Hoffmann, P., Lamo, A., Paz Pardo, G., Slacalek, J. et Strasser, G., « Digitalisation and the economy » (la numérisation et l’économie), Working Paper Series, no 2809, BCE, 2023.

  4. Ferrando, A., McAdam, P., Petroulakis, F. et Vives, X., « Monetary Policy, Market Power, and SMEs » (politique monétaire, pouvoir de marché et PME), AEA Papers and Proceedings, vol. 113, p. 105-109, mai 2023.

  5. Commission européenne, op. cit., 2024

  6. Cf. Cavalleri, M.C., Eliet, A., McAdam, P., Petroulakis, F., Soares, A. et Vansteenkiste, I., « Concentration, market power and dynamism in the euro area » (concentration, pouvoir de marché et dynamisme dans la zone euro), Working Paper Series, no 2253, BCE, mars 2019.

  7. Tableau de bord des aides d’État de la Commission européenne.

  8. Voir Letta, E., « Much more than a market »:« Speed, Security, Solidarity – Empowering the Single Market to deliver a sustainable future and prosperity for all EU Citizens (bien plus qu’un marché : rapidité, sécurité, solidarité – renforcer le marché unique pour assurer un avenir durable et prospère à tous les Européens), Institut Jacques Delors, France, 27 avril 2024

  9. Eurostat et Commission européenne, « The Future of European Competitiveness:A Competitiveness Strategy for Europe » (l’avenir de la compétitivité européenne : une stratégie de compétitivité pour l’Europe), 2024.

  10. Tableau de bord des aides d’État de la Commission européenne.

  11. Fuest, C., Gros, D., Mengel, P.-L., Presidente, G., et Tirole, J., « EU Innovation Policy:How to Escape the Middle Technology Trap? » (politique d’innovation de l’UE : comment échapper au piège de la moyenne technologie ?), EconPol Policy Report Series, avril 2024.

  12. OECD, « « Politique industrielle proconcurrentielle », tables rondes de l’OCDE sur la politique de la concurrence, 27 septembre 2024.

  13. Aghion, P., Dewatripont, M. et Tirole, J., « L’Europe peut-elle créer une économie de l’innovation ? », Project Syndicate, 7 octobre 2024.

  14. Aghion, P., Bloom, N., Blundell, R., Griffith, R. et Howitt, P., « Competition and Innovation: An Inverted-U Relationship » (concurrence et innovation : une relation en U inversé), The Quarterly Journal of Economics, vol. 120, no°2, pp. 701-728, mai 2005.

  15. Cf. Haucap, J. et Stiebale, J. (2023), « Non-price Effects of Mergers and Acquisitions » (effets hors prix des fusions et acquisitions), DICE Discussion Paper Series no 402,

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