- SPEECH
Transformer l’ouverture en force : le moment de l'euro
Discours de Christine Lagarde, Présidente de la BCE, lors de l’événement « Business en Européens » organisé par Business France, à Paris
Paris, 7 Octobre 2025
« Le dollar est peut-être notre monnaie, mais c’est votre problème. »
Lorsque John Connally, secrétaire au Trésor du président Nixon, a prononcé ces mots dans les années 1970, il parlait d’un monde dominé par le dollar, qui n'offrait guère d'autre choix aux autres pays que d'en subir les conséquences.
Un demi-siècle plus tard, ces mots résonnent encore, comme quand, plus tôt cette année, face aux incertitudes en provenance des États-Unis, les investisseurs se sont tournés vers l’euro comme valeur refuge. Ce fut un signe de confiance en l’Europe, certes, mais cela a exercé une pression à la hausse sur notre taux de change, créant des coûts bien réels pour nos exportateurs.
L’Europe est plus ouverte que toute autre grande économie. Nos exportations ont atteint près de 4 000 milliards d’euros l’an dernier. Mais cette ouverture nous rend aussi plus exposés, dans un monde où le commerce et la géopolitique s’entremêlent de plus en plus, et où les effets de contagion sont souvent inévitables.
Dans ce contexte, la question du rôle international de l’euro ne peut plus être reléguée au second plan. Elle est au cœur de notre capacité à faire évoluer l’euro d’une monnaie-refuge vers une véritable monnaie mondiale, capable de convertir nos fragilités en atouts durables.
C’est pourquoi, ce soir, je voudrais réfléchir à l’évolution possible du rôle de l’euro, et à la manière dont il peut devenir une véritable source de vigueur et de résilience, pour nos exportateurs, bien sûr, mais aussi pour l’ensemble de notre économie.
Taux de change et monnaies mondiales : un diagnostic
La principale crainte liée à un rôle international plus important de l’euro est souvent celle d’un euro plus fort. Mais il faut apporter deux précisions.
Premièrement, il n’y a pas, à long terme, de relation de cause à effet entre le statut international d’une monnaie et son taux de change.
Depuis la fin de Bretton Woods, le dollar a connu de longues périodes de faiblesse et de force, tout en restant la monnaie de réserve dominante. Les variations de son cours de change n’ont été que faiblement liées à sa part dans les réserves mondiales[1].
Ces variations s’expliquent surtout par des facteurs cycliques, comme la politique monétaire, ou les dynamiques commerciales, mais aussi par le sentiment des marchés et la perception des risques à court terme. À l’inverse, le statut de réserve repose sur des fondements structurels : la taille de l’économie, la profondeur de marchés financiers, l’ingéniosité et la productivité de ses entreprises, ainsi que le poids géopolitique.
Il en va de même pour l’euro.
Au cours des deux premières décennies d’existence de l’euro, son rôle international et son taux de change ont souvent évolué en parallèle, à la hausse dans la première décennie, à la baisse après la crise financière mondiale[2]. Mais depuis le début de sa troisième décennie, ce lien s’est distendu.
Il est vrai que, dans les périodes de transition entre monnaies dominantes, les flux d’investissement peuvent exercer une pression à la hausse. Mais ces mouvements proviennent le plus souvent des investisseurs de long terme, qui ajustent leurs positions progressivement, pour éviter de déstabiliser les marchés.
À l’inverse, les mouvements brusques des taux de change sont le plus souvent dus aux investisseurs à court terme, qui réagissent à des chocs immédiats.
Deuxièmement, il existe effectivement un lien entre le statut de valeur refuge et les appréciations lors de chocs mondiaux. Mais cela ne signifie pas pour autant que ces appréciations deviennent plus coûteuses à mesure qu'une monnaie est utilisée à l'échelle mondiale.
Prenons le cas des États-Unis.
Lorsque le dollar attire des capitaux en quête de refuge, la profondeur exceptionnelle des marchés financiers américains limite son appréciation et oriente ces flux vers l’investissement productif, atténuant ainsi leurs effets restrictifs.
Les rendements des bons du Trésor américain diminuent lorsque les investisseurs étrangers recherchent des actifs obligataires libellés en dollars[3]. Les études montrent que la demande mondiale pour ces actifs jugés sûrs peut, à long terme, faire baisser les rendements des bons du Trésor de deux points de pourcentage, le fameux « privilège exorbitant »[4].
Des rendements plus faibles réduisent ensuite les coûts de financement dans l’ensemble de l’économie et soutiennent l’investissement productif[5]
De plus, comme 95 % des importations américaines sont facturées en dollars[6], les exportateurs sont peu affectés à court terme par les variations de change sur leurs intrants et l’énergie.
Dans les économies moins mondialisées mais qui restent perçues comme refuges, c’est l’inverse. Par exemple, le franc suisse ou le yen attirent des flux en période de crise, mais, faute de la profondeur de marché, elles sont plus exposées à de fortes pressions à la hausse sur leur taux de change.
Ces afflux débouchent rarement sur des investissements durables. Souvent motivés par l’aversion mondiale au risque plutôt que par une réelle confiance dans l’économie d’accueil, les marchés financiers n’étant pas assez profonds pour les absorber durablement.
En somme, être à la fois une monnaie refuge et une véritable monnaie internationale confère un certain degré de protection et de maîtrise dont les émetteurs plus modestes ne bénéficient tout simplement pas.
Où en est la zone euro ?
Aujourd’hui, la zone euro se situe entre ces deux cas.
En début d’année, après l’annonce de nouveaux droits de douane par l’administration américaine, les capitaux se sont tournés vers les actifs en euros, considérés comme des valeurs refuges, provoquant une nette appréciation de l’euro.
Certaines caractéristiques liées à notre statut de monnaie de réserve mondiale nous protègent déjà : nos marchés de change sont profonds – le volume de transactions USD/EUR est environ vingt fois supérieur à celui des paires EUR/CHF ou EUR/JPY – ce qui contribue à contenir les pressions à la hausse sur l’euro lors d’afflux rapides de capitaux. Et avec 52 % de nos importations libellées en euros, une partie des coûts liés à la volatilité est amortie.
Mais nos marchés de capitaux restent trop peu développés pour tirer pleinement parti de ces flux.
Le marché obligataire souverain noté AAA et AA dans la zone euro représente 6 600 milliards d’euros, à peine un cinquième du marché américain des bons du Trésor. Nos marchés boursiers sont deux fois plus petits que ceux des États-Unis, et moins efficaces : depuis 2009, ils ont généré des rendements cinq fois plus faibles.
Notre système financier peine même à orienter notre propre épargne vers l’investissement productif : plus de 11 500 milliards d’euros d’épargne des ménages dorment sous forme de dépôts, soit un tiers de l’ensemble des actifs liquides.
Dans ce contexte, au lieu de stimuler la croissance, les flux refuges risquent surtout de faire grimper l’euro et de pénaliser nos exportateurs.
Voilà la frustration que beaucoup d’entre vous ressentent. D’une certaine manière, nous subissons les conséquences des décisions politiques prises à Washington et des choix d’allocation de portefeuille effectués à l’échelle mondiale, sans pouvoir exercer une grande influence.
Mais rester spectateurs n’est pas une option. Nous ne pouvons pas rester un refuge passif, absorbant les chocs créés ailleurs. Nous devons faire de l’euro une monnaie dont le destin est entre nos mains.
La voie à suivre consiste à renforcer le rôle international de l’euro, afin de passer du statut de monnaie « intermédiaire » à celui de véritable monnaie mondiale, avec tous les avantages que cela présente.
Ce renforcement ne servirait pas seulement à mieux nous protéger dans un monde plus instable. Les réformes nécessaires pour y parvenir nous rendraient aussi, paradoxalement, moins sensibles aux chocs extérieurs, qu’ils proviennent des taux de change ou des droits de douane.
Prenons l’exemple des entreprises américaines : elles exportent énormément – près de 3 000 milliards d’euros chaque année – mais leur marché intérieur est si puissant que les évolutions du commerce mondial ont un impact bien moindre sur leur économie. Le commerce extérieur représente, aux États-Unis, à peine la moitié de la part du PIB qu’il atteint dans la zone euro.
Certaines conditions d’une résilience comparable existent déjà en Europe : notre marché intérieur pèse davantage que nos échanges extérieurs. Mais nous savons qu’il pourrait être encore plus fort.
Nos analyses montrent qu’une augmentation de seulement 2 % du commerce intra-zone euro suffirait à compenser les pertes d’exportations vers les États-Unis liées aux nouveaux droits de douane[7]
Comment avancer ?
Alors, comment franchir cette étape ?
D’abord, nous devons créer les conditions pour que les capitaux servent pleinement la croissance en Europe, afin d’en récolter les bénéfices et, à terme, d’attirer encore davantage d’investissements, dans un véritable cercle vertueux. Une économie de la zone euro plus forte rendra l’euro plus solide et plus crédible à l’extérieur.
La tâche essentielle est de lever les obstacles qui empêchent l’émergence de véritables marchés intégrés des produits et des capitaux, capables de rivaliser avec ceux des États-Unis.
Nos résultats plus faibles s’expliquent surtout par des barrières internes : la fragmentation des réglementations, des régimes fiscaux, des procédures de faillite, et l’inachèvement de l’union des marchés de capitaux. À cela s’ajoutent des défis structurels — coûts élevés de l’énergie, faible productivité, réticence à financer des projets communs — qui dépendent en grande partie de nous.
Aujourd’hui, près de trois quarts des entreprises européennes à la frontière de l’innovation estiment que la fragmentation entrave leur potentiel[8]. Si nous freinons nos propres innovateurs, comment attendre des investisseurs extérieurs qu’ils aient confiance dans le potentiel de croissance de leur capital en Europe ?
À moins de parachever le marché unique et de bâtir une véritable union de l'épargne et de l'investissement, l’Europe ne sera en mesure ni d’absorber ni de canaliser efficacement les flux de capitaux.
Ensuite, nous devons créer les conditions pour que les acteurs du monde entier utilisent davantage l’euro dans leurs transactions, afin de mieux profiter d’une facturation accrue en euros.
L’UE est déjà le premier partenaire commercial de 72 pays, qui représentent près de 40 % du PIB mondial. Deux cinquièmes du commerce mondial sont libellés en euros.
Mais nous pouvons aller plus loin.
Cela passe par de nouveaux accords commerciaux. Les accords que nous concluons – ainsi que ceux encore en négociation – montrent la voie : selon les estimations, ils pourraient accroître nos exportations à hauteur de 40 % d’ici 2032[9].
Cela signifie également encourager l’usage de l’euro en développant les infrastructures de paiement transfrontières et en préservant la stabilité des marchés de financement en euros.
Les travaux visant la mise en place d'un euro numérique sont en cours et nous menons des initiatives destinées à renforcer les paiements transfrontières en euros, notamment en permettant les règlements entre devises via notre système TARGET Instant Payment Settlement (TIPS) et en l’interconnectant avec d’autres systèmes de paiement rapide hors UE. Ces avancées rendront l’euro plus accessible, moins coûteux et plus fiable pour nos partenaires.
En outre, lorsque des crises surviennent, la liquidité en euros doit être assurée à nos partenaires.
C'est la raison pour laquelle la BCE met en place un filet de sécurité par le biais de son réseau de lignes de liquidité, qui est activé en cas de tensions sur les marchés. Ces instruments permettent de prévenir les pénuries de liquidités en euros à l’étranger, de soutenir la stabilité financière et de garantir la bonne transmission de notre politique monétaire.
Enfin, nous devons préserver l’intégrité de nos institutions.
Pour que des investisseurs placent leur capital en Europe, ou que nos partenaires choisissent l’euro pour leurs transactions, ils doivent avoir une confiance totale dans nos institutions.
L’Europe dispose ici d’un atout majeur : nos contre-pouvoirs démocratiques et l’indépendance de notre banque centrale. Ce sont des gages puissants de stabilité, dans un monde où la solidité institutionnelle est de plus en plus mise à l’épreuve. Aujourd’hui, la confiance dans l’UE est à son plus haut niveau depuis 2007[10], tandis que la confiance envers de nombreuses institutions américaines se situe à un plancher historique[11].
Mais nos institutions doivent aussi prouver leur capacité à agir pour rester crédibles, et c’est là que se trouve notre plus grand défi.
Elles doivent être capables de prendre les décisions qui approfondissent notre marché unique, complètent nos marchés de capitaux et renforcent notre rôle géopolitique. Cela implique notamment de renforcer nos capacités de défense et de développer des partenariats stratégiques durables. Sinon, elles risquent de décevoir les attentes de nos citoyens, et notre crédibilité finirait par s’éroder.
C’est pourquoi l’Europe ne doit pas hésiter à explorer de nouvelles façons de décider ensemble, y compris par l’extension du vote à la majorité qualifiée lorsque cela s’avère nécessaire.
Conclusion
Permettez-moi de conclure mon propos.
Depuis vingt ans, dans le sillage des réformes du dispositif encadrant le commerce extérieur français, Business France a donné aux exportateurs français plus de visibilité et de soutien. Aujourd’hui, nous devons faire de même pour l’euro et lui donner une place plus claire et plus forte dans le monde.
Nous ne voulons pas une monnaie qui attire passivement les capitaux en quête de refuge, faisant grimper le taux de change et compliquant la tâche des exportateurs, mais une monnaie dans laquelle les investisseurs placent une confiance durable.
Pour citer Antoine de Saint-Exupéry, « L’avenir n’est jamais que du présent à mettre en ordre. »
Autrement dit, l’avenir n’est rien d’autre que les choix d’aujourd’hui mis en cohérence.
Si nous renforçons dès maintenant les fondations de l’euro, nous transformons notre ouverture en résilience et nos fragilités en atouts. Et nous garantissons qu’à l’avenir, l’euro reste un pilier de stabilité et de force pour l’Europe, même dans un monde plus incertain
En termes nets des effets de valorisation mécanique.
ECB (2024), “The international role of the euro”, June
Rey, H. et al. (2024), “Elephants in Equity Markets”, NBER Working Paper, No 32756, July.
Des études montrent, par exemple, que le gouvernement américain épargne jusqu’à 2 % par an en coûts d’intérêt sur les avoirs en bons du Trésor détenus à l’étranger. Cf. Jiang, Z., Krishnamurthy, A. and Lustig, H. (2021), “Foreign Safe Asset Demand and the Dollar Exchange Rate”, The Journal of Finance, Vol. 76, No 3, pp. 1049-1089, June.
Chen, Z. et al. (2025), “The US as the Global Equity Safe Haven”, 30 January.
Swegal, H. ( 2025), “The role of foreign currencies in BLS import and export price indices”, Monthly Labor Review, U.S. Bureau of Labor Statistics, September.
Les États-Unis représentent 10 % des exportations totales de la zone euro et les nouveaux droits de douane devraient réduire ces exportations d’environ 9 %, ce qui se traduirait par un recul de 0,9 % des exportations totales de la zone euro, soit quelque 66 milliards d’euros. Compenser cette perte dans les relations commerciales directes nécessiterait une hausse de 2 % des échanges intra-zone euro, toute chose égale par ailleurs.
European Investment Bank (2025), Investment Report 2024/2025: Innovation, integration and simplification in Europe – Executive Summary, 5 March.
Joint Research Centre (2024), “New trade agreements to result in positive cumulative impact on EU agri-food trade balance”, 22 February.
European Commission (2025), “Eurobarometer shows record high trust in the EU, and strong support for the euro and a common defence and security policy”, press release, Brussels, 28 May.
Gallup, Confidence in Institutions.
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